XII - L’églantine est une jolie fleur, mais qui a des épines

J’ai fait la connaissance d’Eglantine à l’époque où je gardais les moutons.

Je vois tout de suite ce que vous allez penser. Avec un aussi joli nom, cela ne peut être qu’une charmante jeune fille. Eh bien, vous vous trompez complètement: Eglantine avait passé la soixantaine. Elle était très grande, maigre et tout habillée de noir. Elle avait toujours un vieux fichu sur sa petite tête, dont la cervelle ne devait être guère plus grosse qu’un petit pois. Elle aussi gardait ses moutons. Je la vois encore, courant après ses bêtes en gesticulant, les faisant aller dans tous les sens, ne leur donnant même pas le temps de brouter un peu d’herbe ou de broussailles sur ce vaste territoire. Je pense qu’elle avait peur que les brebis s’égarent, elle remplaçait le chien, qui, d’ailleurs, était toujours absent. Parfois, quand il faisait très beau, elle conduisait son troupeau à ‘’l’Escaillou’’. L’endroit était plus dégagé et l’herbe plus abondante, ce qui lui permettait d’être plus tranquille.

C’est là que je la rencontrais. Elle me racontait, en patois, bien sûr, ses petites misères quotidiennes. La vie n’était pas rose pour elle. Il fallait tous les jours, matin et soir, garder les moutons; personne pour la remplacer, ne serait-ce qu’une seule fois. A la maison, il fallait faire le manger et l’entretien de la famille. Car elle avait deux enfants, garçon et fille, adultes bien sûr, mais ne pensant qu’à se promener. Quant au mari, Louis de son prénom, il ronchonnait tout le temps, et rien de ce qu’elle faisait n’était à son goût. Elle était déchaînée, et cela pouvait durer des heures si je ne trouvais pas une échappatoire pour regagner mon troupeau de moutons et leur apaisante compagnie. Malgré tout, je la plaignais, cette pauvre Eglantine. Bien sûr, elle n’avait pas inventé la poudre, mais de là à la traiter ainsi, pour moi, cela n’était pas juste. Je ne comprenais pas pourquoi elle avait si peur de son mari. Pourtant, Louis n’avait rien d’un ‘’macho’’. C’était un petit homme âgé, maigre, usé par le travail d’une longue vie de labeur. Sur la tête, son éternel chapeau de feutre, jadis noir, et son éternelle pipe à tuyau recourbé au bec. Toutes les semaines, on le voyait circuler sur la route qui conduit à Sainte-Croix-Vallée-Française (cinq kilomètres environ), avec son âne attelé d’un charreton. Il se rendait au village pour faire quelques emplettes pour la semaine. En plus de l’épicerie, il achetait un sac de farine pour faire le pain, ainsi que des sacs de ‘’repasse’’ pour les cochons. Pour se rendre au village, il n’avait pas de problèmes, le chemin était toujours en pente. Mais il n’en était pas de même pour le retour, car il y avait plus de trois cents mètres de dénivelé. De plus, la carriole était chargée. Alors, l’âne, pour adoucir les pentes, faisait d’innombrables zigzags. On le voyait aller de droite à gauche sans arrêt. Louis ne montait pas sur la charrette, il s’agrippait à la ridelle et suivait le mouvement. Il marchait tête baissée, l’air pensif. De temps en temps, l’âne marquait une pause, histoire de souffler un peu. Louis en profitait pour bourrer sa pipe, si toutefois elle était encore là, car il arrivait parfois qu’il ne lui restât que le bouquin entre les deux dents qu’il avait encore. Noyé dans ses pensées, il ne se rendait pas compte que sa pipe avait disparu dans la nature. Alors, il fallait faire marche arrière pour la retrouver, car il y tenait, à sa pipe, c’était certainement son bien le plus cher! Pendant ce temps, le bourricot bénéficiait d’un repos supplémentaire. Alors, le maître criait:  «Anen, anen!», ce qui voulait dire: «Allons, en avant!» Le convoi repartait à son régime pour faire quelques centaines de mètres de plus. Il leur fallait, paraît-il, plus de trois heures pour faire le trajet de retour; il est vrai qu’avec sa façon de faire, l’âne doublait facilement le kilométrage. Apparemment, Louis ne semblait pas trouver le temps long. Il était perdu dans ses rêves, parfois même il somnolait durant une partie du trajet. Il pensait peut-être à sa jeunesse, ou bien à son mariage, qui, d’après les on-dit, n’était pas sans problèmes.

Il faut dire qu’Eglantine avait mangé son pain blanc le premier, comme on dit chez nous. Fille unique, elle avait été élevée principalement par des femmes, car son père était mort lorsqu’elle était encore adolescente. Elle se laissait dorloter par sa mère qui la considérait toujours comme une petite fille, ce qui était presque normal, car son esprit n’avait guère évolué. Même adulte, son âge mental ne dépassait pas celui d’une fillette de dix ou douze ans. Pour se sentir mieux protégée, elle avait pris l’habitude de coucher avec sa grand-mère.

Lorsqu’elle eut atteint l’âge de vingt ans, les femmes décidèrent qu’il fallait la marier. Il manquait un homme à la maison pour effectuer les travaux des champs. Ce n’était pas le travail qui manquait depuis la disparition du père.

Dans un village voisin, à une dizaine de kilomètres environ, se trouvait un vieux garçon qui aspirait lui aussi au mariage. Il avait bonne réputation, et surtout, c’était un gros travailleur. Les présentations furent faites. Le garçon, qui s’appelait Louis, apprécia surtout la jolie ferme. Quant à Eglantine, elle n’avait encore rien compris. Le mot mariage, pour elle, n’avait aucun sens précis.

La noce fut décidée assez rapidement, et eut lieu à Montredon (hameau où habitait la future mariée). L’après-midi, les cérémonies se firent au chef-lieu de commune du Pompidou. Le soir, un grand repas fut servi dans la maison, à quelques parents et amis des futurs époux. Tout s’était bien déroulé; la mariée était magnifique dans sa robe d’un blanc éclatant. Louis, comme c’était la coutume, avait revêtu un costume noir plutôt étriqué. Tout au long du repas, il y eut des rires et des chants, et les heures passaient vite.

Minuit venait de sonner. La grand-mère, qui se sentait un peu fatiguée, se leva de table pour aller se coucher, en souhaitant la bonne nuit à toute l’assemblée. Eglantine se leva à son tour, pour emboîter le pas à sa grand-mère, comme elle le faisait tous les autres jours. Il fallut que tout le monde s’y mette pour lui faire comprendre que ce n’était plus avec sa grand-mère que dorénavant elle irait dormir, mais avec son mari. Elle ne voulait rien entendre, et ce fut presque de force qu’on l’enferma dans la chambre avec Louis.

Je n’ose imaginer la suite, il y a toujours à la fin un arrangement qui s’impose. Mais je pense que c’est à partir de ce jour qu’elle commença d’avoir une peur bleue de son mari.



 

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