XIII - Les déboires du maçon

Tout au long de mon existence, j’ai assisté à de nombreuses réparations, concernant les bâtiments de la ferme, principalement les toitures, qui étaient en très mauvais état. Les toits des maisons étaient à l’origine couverts en ardoises du pays non fixées à la charpente. Et souvent, avec un fort vent ou d’autres intempéries, les lauzes se déplaçaient, et donnaient lieu à des gouttières. Mon père décida donc de refaire petit à petit tous les toits de la ferme, toujours avec des ardoises, mais cette fois, fixées avec des pointes pénétrant dans les planches de la charpente.

Pour ces longs travaux, nous avions toujours le même maçon. Il habitait dans la vallée de Sainte-Croix-Vallée-Française, à une dizaine de kilomètres de chez nous.

Il arrivait le lundi de bon matin avec sa bicyclette, transportant sur le porte-bagages quelques outils, ainsi qu’un vêtement de rechange pour la semaine. A cette époque, les artisans maçons étaient nourris et logés chez le propriétaire pendant toute la semaine. Le paiement était établi d’après les heures de travail effectuées par l’artisan.

Monsieur Rouvière était un brave homme. Il m’impressionnait un peu, au début, à cause de sa grosse moustache et de son ventre rebondi. Mais il savait vite se faire aimer des enfants. Je ne le voyais guère qu’aux heures des repas, car le reste du temps, il le passait sur les toits. Parfois, le soir, tous réunis autour de la grande cheminée, il nous racontait des histoires qui lui étaient arrivées au cours des travaux qu’il effectuait chez d’autres patrons. Par exemple, au début de sa carrière, il s’était rendu chez un grand fermier pour certains travaux. A l’heure du repas de midi, le patron prit place au bout de la table, et Rouvière, ainsi que deux ou trois domestiques s’installèrent tout autour. La patronne servait ces messieurs, et, en apparence, tout se déroulait normalement. Comme c’était le premier jour, Rouvière ne prit pas garde que les ouvriers accéléraient la cadence pour manger. Il venait juste de se servir le fromage, lorsqu’il entendit le couteau Laguiole du patron se refermer. Les autres fermèrent le leur et tout le monde quitta la table. Rouvière dut faire de même, abandonnant son dessert. Mais le repas lui restait en travers de la gorge, et il se promit de ne pas en rester là.

Le lendemain midi, tout se passa de la même manière. Le patron, les ouvriers, prirent place comme à l’habitude. Seulement, Rouvière se servit rapidement, mangea peu, et au moment où le maître se servait le fromage, le maçon fit claquer son couteau en le fermant, et dit: «Allez, tous au travail, maintenant!». Il se leva et passa la porte. Il n’y eut pas d’explications, mais à partir de ce jour, si le patron continua à faire claquer son couteau, ce fut dans des délais beaucoup plus raisonnables.

Une autre fois, Rouvière, qui faisait des travaux de réfection dans l’église de Biasse, petit village de la région, avait eu d’énormes difficultés pour mettre la chaire en place. Ce n’est qu’après des heures de travail qu’il arriva enfin à l’équilibrer et à la sceller contre la paroi de la salle. Il y avait travaillé jusqu’à dix heures du soir. Il ne restait plus qu’à attendre deux ou trois jours pour que, enfin, le ciment se soit durci. Le lendemain matin, le maçon vit la porte de l’église ouverte. Intrigué, il s’approcha et à sa grande stupéfaction, il vit le prêtre en haut de l’estrade, en pleine méditation. Rouvière ne pouvait maîtriser sa colère: il voyait déjà tout son travail de la veille réduit à néant. Alors, les injures fusèrent de toute part. cela résonnait si fort dans la nef de l’église que le pauvre prêtre noyé dans ses pensées fut tellement surpris qu’il ne fit qu’un bond pour descendre de la chaire. Il s’enfuit tout ahuri par une porte de derrière.

Après examen des travaux, Rouvière se rendit compte que rien n’avait bougé; l’estrade avait bien résisté. Alors, sa colère s’apaisa, et c’est avec une certaine compassion qu’il essaya de rejoindre le prêtre pour le rassurer. Mais ce fut peine perdue, ce dernier resta introuvable.



 

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