XIV - Aimé, le poète des fleurs

Les hivers, dans mes chères Cévennes, étaient parfois très rudes, et nous avions même de longues périodes de neige. Il fallait la dégager à la pelle pour pouvoir circuler autour de la maison. Nous faisions des ‘’traces’’ (des passages) dans le hameau afin d’avoir accès à nos voisins. Les chasse-neige n’existaient pas encore, surtout chez nous.

L’année de mes dix ans, en 1934, il était tombé un mètre vingt de neige. De ce fait, toutes les fermes étaient isolées. Alors, les hommes décidèrent de faire une trace à la pelle pour pouvoir se rendre au village de Sainte-Croix-Vallée-Française, distant de plus de trois kilomètres. Il fallait aller chercher des provisions, et surtout du pain, mais aussi du tabac, car il y avait de gros fumeurs en ce temps-là. Pour moi qui n’étais qu’un enfant, c’était un vrai enchantement. Toute cette neige, si blanche, si pure, ce paysage féerique, m’ont laissé un inoubliable souvenir.

Mais il y avait aussi les automnes agréables, avec de magnifiques clairs de lune. Nous en profitions pour aller faire des veillées chez des voisins, parfois à plusieurs kilomètres, dans des fermes isolées. C’était le cas chez la famille Rouvière, de Combassous. Il fallait suivre un petit sentier escarpé à travers la montagne, avant de découvrir la maison blottie sous un immense rocher. Les quelques parcelles de terrain, ainsi qu’un grand pré, se trouvaient en contrebas de la maison, et s’étalaient jusqu’au petit ruisseau dont la source prenait naissance à l’Aire Ventouse. C’étaient des gens d’une grande simplicité. Ils vivaient à quatre, car ils avaient deux enfants, uniquement des produits de leur petite propriété. D’ailleurs, leur seul revenu provenait de la vente d’une vingtaine d’agneaux. Ayant de l’eau en abondance, grâce au ruisseau qui longeait les terres, ils avaient des légumes et des fruits presque toute l’année. Une petite vigne bien ensoleillée leur fournissait aussi du bon vin. Les châtaignes jouaient un grand rôle pour leur nourriture à eux, ainsi que pour celle du cochon qu’ils élevaient pour avoir des provisions toute l’année. Ils avaient plusieurs chèvres pour le lait et les fromages, des poules pour les oeufs et des lapins pour les jours de fête.

Bien sûr, il fallait acheter la farine pour le faire le pain, un peu d’épicerie, mais tout cela n’allait pas chercher bien loin. Les plus grosses dépenses étaient pour les vêtements; mais ils les faisaient durer au maximum et Julie était bonne couturière. Elle savait très bien mettre des pièces aux endroits usés, ou retourner les cols de chemise, par exemple. Après ces maigres achats, il ne restait plus d’argent pour l’entretien de la maison. De temps en temps, Aimé grimpait sur le toit pour resserrer les lauzes qui avaient glissé par mauvais temps, afin d’éviter d’avoir trop de gouttières. Il aurait fallu changer les planchers des deux pièces principales qui avaient certainement plus de cent ans. Les pas de tous les jours avaient usé les planchers et il apparaissait par endroits de grosses fentes qui laissaient monter l’odeur et la douce chaleur du troupeau.

Aimé, qui possédait un certain humour, nous expliquait qu’après tout, cela était pratique. Sa femme n’avait pas à enlever les balayures lorsqu’elle faisait le nettoyage; quant à lui, il n’avait pas à se déranger lorsque ses bêtes mettaient bas. Il pouvait assister tranquillement à l’opération tout en restant auprès de la cheminée. Cela me faisait beaucoup rire.

Cet homme, si rustique en apparence, ne sachant ni lire ni écrire, avait en lui des dons artistiques. Dans la vannerie, par exemple, il confectionnait des paniers ou des corbeilles dignes des meilleurs artisans. L’hiver, les jours de grand froid, il partait avec son pic pour tailler dans la roche, avec une habileté extrême, des marches pour améliorer le sentier, ou des plates-formes dans l’énorme bloc qui dominait la maison. Il se servait de ces petites excavations bien exposées au soleil pour mettre à sécher les champignons, les prunes, les figues et toutes sortes de légumes afin d’avoir des provisions pour tout l’hiver. Tout cela se déroulait le plus naturellement du monde. Mais ce qui était le plus étonnant chez cet homme, c’était le soin et l’amour qu’il avait pour les fleurs. Il y en avait partout à Combassous. Dans les jardins, entre les planches de légumes, on trouvait une multitude de variétés de fleurs, toute plus belles les unes que les autres. Il y avait aussi toutes sortes de rosiers, et dans les coins bien ensoleillés, à l’abri du vent, c’étaient les géraniums, et toutes les plantes qui redoutent le froid. Toutes ces fleurs, toute cette beauté qu’il gardait jalousement, c’étaient sa joie de vivre, un bonheur qu’il ne partageait qu’avec les siens. Les passants étaient rares qui violaient son domaine. Il n’y avait que le facteur, ou de rares amis. Ils ne partaient jamais sans un beau bouquet, offert avec le sourire par Julie, sa compagne.

J’ai toujours eu de l’admiration pour ces gens, vivant si simplement, sans problèmes apparents, et surtout dépourvus de toute ambition. Cette vie saine leur a été bénéfique, car ils ont tous deux franchi allègrement le cap des quatre-vingt-dix ans.



 

suiteles souvenirs de Rémy Le Destin - Roman La page de Rémy