XXIV - Une drôle de vache

Dès ma plus tendre enfance, j’ai toujours vécu au contact des bêtes. Ce furent d’abord les poules et leurs poussins, puis les brebis et les chèvres, avec les naissances nombreuses des petits agneaux et chevreaux. Je les vois encore, nés depuis quelques minutes, essayant de se mettre sur leurs petites pattes, trop longues et tremblantes, pour rejoindre le pis de leur mère. C’était très laborieux, et lorsque enfin ils arrivaient au but, je me sentais heureux et rempli de joie. Incontestablement, j’aimais les bêtes; et même la jument, qui m’en imposait un peu par sa grande taille, venait me lécher les mains avec sa langue rugueuse.

Et puis, un jour, mon père décida d’acheter une vache, qui ne tarda pas à mettre bas d’un joli petit veau. Il faut dire que je n’avais que huit ans, et ses grosses cornes m’impressionnèrent dès le départ. Je ne sais si la bête se rendit compte de mon désarroi, mais elle, qui était d’un caractère docile, se mit à me manifester de l’agressivité. Par exemple, quand j’entr’ouvrais la porte de l’étable pour admirer le petit veau, elle tirait brusquement sur sa chaîne et me regardait d’un mauvais air. Je repartais en courant, oubliant de refermer la porte. Plus tard, lorsqu’accompagnée de son petit, elle broutait tranquillement dans le pré, du plus loin qu’elle me voyait, elle se mettait à taper du pied et pousser des beuglements. Mon coeur s’arrêtait de battre, et je courais me réfugier au milieu de mes braves moutons. J’en avais même des cauchemars la nuit.

Une année passa, et nous n’avions plus la vache, à mon grand soulagement. Un après-midi, ma mère me demanda de me rendre chez le grand-père de la Falguière, qui habitait sur l’autre versant de la montagne. Il y avait environ un kilomètre et demi à parcourir. Je ne me souviens plus du motif de cette visite, mais j’étais presque arrivé, lorsque, passant près d’une maison abandonnée, j’aperçus une vache devant la porte. Mon sang se glaça d’un seul coup dans mes veines. Je me mis à courir jusqu’à la demeure de mes grands-parents, ne pouvant articuler le moindre son. Enfin, après qu’ils m’eurent  fait boire, et consolé de leur mieux, je pus leur raconter mon histoire: il y avait une vache à la maison de François, et même qu’elle avait une cloche. Je ne voulais plus retourner chez moi. Mon grand-père restait sceptique et se demandait d’où pouvait bien venir cette bête, vu qu’il n’y en avait pas dans les environs. Il me dit: «Viens avec moi, nous irons nous rendre compte ensemble». Il me prit par ma main qui tremblait très fort, et arrivés sur les lieux, nous ne vîmes pas de vache. Simplement un gros tas de sciure de bois, car un voisin avait fait débiter des planches par un scieur de long. Effectivement, cela faisait un gros tas arrondi et jaunâtre, ressemblant au dos de la maudite bête qui hantait encore mes rêves. Quant à la cloche, ce ne pouvait être que le troupeau de chèvres du voisin, qui broutaient dans les parages.



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