XXVI - Un tonneau qui avait des fuites

Emile était dit ‘’lou piot’’, c’est-à-dire le simple d’esprit. Pourquoi il avait écopé d’un tel sobriquet, je l’ignore et je m’en étonne, car en réalité, il était plus malin qu’il ne voulait le faire croire. Il avait même tiré le bon numéro: pendant que d’autres s’échinaient au travail pour joindre les deux bouts, lui se la coulait douce. Il habitait une petite ferme très isolée qui n’était accessible que par un sentier tortueux. Sa femme se rendait tous les jours au village, distant de deux kilomètres, pour aller travailler à la filature. Par la suite, ses filles, au nombre de trois, en firent autant.

Emile, qui au début s’occupait du jardin, en laissa petit à petit le soin aux femmes. Son principal passe-temps était de se rendre lui aussi au village pour avaler des ‘’canons’’. C’est ainsi qu’on appelait un verre de vin dans les bistrots de Sainte-Croix-Vallée-Française. Là, il se retrouvait avec des acolytes de son genre, qui se chargeaient à leur façon de gérer une partie de la paie que leurs compagnes gagnaient à l’usine. Il n’était jamais vraiment saoul et rentrait facilement à la maison. Il se trouvait plutôt entre deux vins comme on disait dans son entourage.

Ses filles, qui étaient travailleuses et sérieuses, profitaient de leurs congés pour aller faire les vendanges. L’une d’entre elles y fit la connaissance d’une brave garçon du Midi et très vite, ils décidèrent de se marier. La noce eut lieu dans la maison de la fille, comme c’était la coutume. Le père du marié, qui récoltait du bon vin, pensa en faire parvenir un fût de cinquante litres pour la cérémonie. Il avait choisi le meilleur, bien entendu. C’est par les cars Lafont que le tonneau arriva la veille de la noce à Sainte-Croix. Emile eut recours à un voisin qui possédait un mulet pour aller le chercher au village. Seulement, la route carrossable s’arrêtant à un kilomètre de la ferme, c’était à dos d’homme qu’il fallait acheminer le fût jusqu’à la maison. Comme je l’ai dit auparavant, le sentier était étroit et de plus grimpait fortement. Il y avait des côtes à plus de vingt pour cent. Mais Emile avait tout prévu. Deux ou trois copains étaient venus en renfort, pour donner un coup de main. Avant d’attaquer la montée, ils prirent soin de mettre un robinet au tonneau, et voulurent se rendre compte de la qualité du vin. Ils n’en revenaient pas; jamais ils n’avaient goûté pareil breuvage. C’était comme si le Bon Dieu leur coulait le long du gosier. Quelle différence avec l’âpre piquette que leur servait le bistroquet! Ils s’en servirent plusieurs verres avant de se mettre en route. Chaque cent mètres, ils se relayaient pour porter le fût, et à chaque fois, se passaient une petite tournée. Enfin, au bout de deux ou trois heures, ils arrivèrent à destination. Ils mirent le tonneau à la cave et le placèrent sur un socle, afin qu’il soit prêt pour le lendemain. Avant de se quitter, ils trinquèrent une dernière fois, ils l’avaient bien mérité.

Le jour suivant, le marié et toute la famille arrivèrent en voiture avant midi, pour la cérémonie qui avait lieu l’après-midi et le grand repas le soir à la ferme. Le père du garçon voulut se rendre compte de l’état du tonneau et voir si le vin s’était bien comporté pendant le trajet. Nous étions en plein été et il faisait très chaud. Il prit une bouteille et lorsqu’il ouvrit le robinet, il ne coula qu’un faible filet de vin. Pensant qu’il manquait de l’air, il voulut enlever la bonde, mais au moindre effort, le tonneau se soulevait avec. Alors, le père comprit ce qui c’était passé. Il était furieux et voulait repartir dans le Midi sur-le-champ. Sa famille arriva à le calmer, et il fallut avoir recours à un voisin, sérieux celui-là, qui fournit plusieurs bonbonnes de vin pour la fête.

Bien sûr, ce n’était pas la même marchandise. Il était du pays, fait avec du clinton, qui de plus n’était pas trop mûr. Et comme on dit dans ce cas-là, il fallait bien s’agripper à la table pour arriver à le boire.



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