XXXI - Une baguette de pain qui n’était pas à sa place

Comme tous les jours, j’apportais mon sac de déchets dans le conteneur qui se trouve à proximité de la maison. Au milieu d’un tas de paquets gisait une baguette de pain. «Qu’y avait-il de si extraordinaire? me direz-vous. Tous les jours, dans notre cher pays, des milliers de pains de toutes sortes subissent le même sort».

Pourtant, cela a suffi pour réveiller dans ma pauvre tête des souvenirs d’enfance que je n’ai jamais pu complètement oublier.

A l’école de mon petit village, il y avait des enfants qui venaient de fermes voisines, parfois même très éloignées. Il fallait parcourir plusieurs kilomètres matin et soir. Certains apportaient leur repas de midi, qu’ils mangeaient sur place. Il n’y avait pas de salle spéciale pour les accueillir, ni même un préau. Ils restaient dans le couloir du rez-de-chaussée, les jours de pluie ou de grand froid. Le reste du temps, c’était à l’ombre du monte-ciel, ou à califourchon sur le muret de la cour de récréation. Parmi ces enfants, il y en avait d’une famille nombreuse extrêmement pauvre. Je les vois encore sortir de leur musette, enveloppée d’un papier journal, une tartine de pain de seigle, particulièrement noir et rassis, où leur mère avait mis une couche très mince de soi-disant ‘’grotillon’’, c’est-à-dire pratiquement de la graisse de porc. Ou bien, c’était parfois un morceau de fromage de chèvre. Le dessert consistait en un fruit de saison, et en automne, c’étaient des châtaignes cuites à l’eau. Comme elle était loin, la pauvre baguette négligemment jetée dans la poubelle! Pour moi, c’était beaucoup mieux. D’abord, j’habitais à deux cents mètres de l’école et je n’ai jamais connu le manque de nourriture. Ce n’était pas pour autant la fête tous les jours; nous étions une famille de cinq enfants. Comme disaient mes parents: «Il faut toujours compter.» La propriété étant assez grande, nous récoltions du blé et aussi du seigle. Nous l’emmenions au moulin du Pont de Rivet pour obtenir la farine et le son. De la vraie farine, celle-là, pas comme celle que l’on trouve dans le commerce, de laquelle on extrait l’amidon ou le gluten, je ne sais plus exactement, pour lui donner une couleur plus blanche. Je me souviens de grand-père, pétrissant la pâte pendant des heures, pour la rendre plus souple et plus légère. Je me souviens aussi du four, où il mettait plusieurs paquets de branches de chêne, afin d’obtenir la chaleur nécessaire à la cuisson du pain. C’était à l’oeil qu’il se rendait compte du degré convenable. Il fallait que les briques de la voûte deviennent blanches. Alors, il retirait les braises à l’aide d’un racloir. Ensuite, il passait un torchon de grosse toile mouillée pour bien nettoyer la dalle. Pendant ce temps, la pâte avait levé. Il ne restait plus qu’à faire les boules et les glisser dans des ‘’paillassous’’ saupoudrés de farine. Ces boules de pâte devenaient des miches de pain d’environ deux kilogrammes, une fois cuites. Quel agréable parfum se dégageait du four, lorsque, la cuisson terminée, grand-père ouvrait la porte pour en extraire les belles miches! Elles avaient doublé de volume en cuisant et étaient blondes comme les blés. Il y avait toujours une agréable surprise qui nous attendait, nous les petits enfants. A la dernière minute, nous voyions apparaître de minuscules boules de pain, faites en cachette à notre intention. Elles étaient croustillantes à souhait et, lorsque nous osions enfin les entamer, il n’était pas rare de trouver, bien caché à l’intérieur, un morceau de saucisse, parfois même deux. L’une de chair de porc, l’autre dite saucisse d’herbes, dont je raffolais particulièrement. Quel goût incomparable! Rien que d’y penser, il m’en vient encore l’eau à la bouche. C’était pour moi le plus sincère et merveilleux cadeau que l’on puisse m’offrir.

Nous fîmes notre pain jusqu’à la maudite guerre de 1939. A la mort de grand-père, en 1935, mon père prit le relais, avec les mêmes petites attentions à notre égard. J’aurais pu oublier de mentionner qu’à chaque fournée, c’est-à-dire deux fois par mois, ma mère profitait de la chaleur du four pour nous confectionner de grands plats de tomates ou d’oignons farcis, ainsi que des flans aux oeufs. A la saison des prunes, c’étaient des tartes. Quel parfum! Quelle saveur! Cette pâte dorée à point, formant de minces croisillons imprégnés du bon goût des reine-claude. Un vrai régal, que je n’ai jamais retrouvé depuis.

Un jour, tout s’arrêta. Le blé fut réquisitionné par les autorités, on n’avait plus le droit de cuire son pain. Il fallut, muni de tickets, se rendre chez le boulanger du village. Quelle différence! Surtout que, très vite, la farine fut dénaturée, il y avait dans sa composition plus de fève que de blé ou de maïs. Les pauvres miches de pain, bien que de même poids, avaient diminué leur volume de moitié. Lorsqu’on coupait une miche, la mie, collante, restait après la lame du couteau. Un jour, je décidai de ne plus consommer cette mixture. Pendant près d’un an, je mangeai des pommes de terre bouillies à la place. Au fond, je ne m’en trouvais pas plus mal, et cela permettait de grossir la ration des autres membres de la famille. Je n’oublie pas pour autant les gens des villes, où c’était bien pire. Ils n’avaient même pas de légumes pour accompagner ce maudit pain. Quant aux gâteaux ou biscuits, ils n’existaient plus. Il n’y avait que les femmes ou mères de prisonniers qui avaient le droit d’acheter des genres de galettes pour envoyer des colis à leurs proches. Je me souviens d’avoir eu la tentation de vouloir y goûter, à ces affreux gâteaux, mais ils étaient réservés, bien sûr. Je suis persuadé qu’aujourd’hui ma chienne, qui n’est pourtant pas délicate, ne daignerait pas y goûter.

Alors, après avoir vécu tous ces tristes souvenirs, il est compréhensible que me soit resté le culte du pain. Surtout que de nos jours encore, des millions d’enfants en sont privés quotidiennement. En France ou dans les pays riches, il a mauvaise presse: il fait grossir, il est lourd à digérer. Rien à voir avec les régimes amaigrissants, conseillés par certains charlatans, qui prétendent au bout de quelques jours vous faire retrouver grâce et beauté. Jusqu’au moment où la déprime vous prend, et où l’on se jette sur n’importe quelle nourriture.


Vallée de Gabriac vers 1950

Sainte-Croix-Vallée-Française (Lozère)



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