XXXII - Le copain Roger

Je reviens encore une fois à mon enfance pour vous parler de mon copain Roger.

Il habitait avec ses parents une ferme très isolée. Ils n’avaient pas jugé bon de le conduire à l’école, jusqu’au jour où la scolarité devint obligatoire. Roger, conduit par sa mère, arriva en classe après les vacances de Pâques. Il allait sur ses sept ans. Je le vois encore, accroché aux jupes de sa maman, l’ait complètement affolé et nous regardant de travers. Nous aussi, nous le regardions avec curiosité, un peu comme un jeune animal. Il ne comprenait pas un seul mot de français. Heureusement que l’institutrice connaissait le patois, car elle était native de notre village. Les premiers jours furent difficiles, il se réfugiait dans un coin, et à notre approche, poussait des gémissements, même prêt à mordre. C’est avec une extrême patience que Mme Cases réussit petit à petit à l’apprivoiser et lui enseigna les premiers mots de français. Mais pour que les progrès se fassent plus rapidement, elle conseilla aux parents de lui parler uniquement en français. Pour la mère, il n’y eut pas de problèmes, mis il n’en fut pas de même pour le père. Complètement illettré, il ne connaissait pas, lui non plus, un seul mot de notre langue. Alors, la femme dut leur apprendre à parler à tous les deux. Cela ne se fit pas sans mal, surtout pour le mari. Sa façon de s’exprimer en français avec son fils était parfois des plus cocasses, comme par exemple: «Roger, fé passer le souc pour mettre sous la boute». (Roger, passe-moi un bout de bois pour mettre sous le tonneau). Ou bien: «Roger, attube la beliette». (Roger, allume la lampe). J’en passe, et des meilleures.

Nous arrivâmes à la veille des grandes vacances, et Roger avait fait d’énormes progrès. Il parlait assez bien le français et lisait presque correctement. D’ailleurs, il se servait pour la lecture du même livre que le mien. Bien sûr, j’avais une grande avance sur lui, malgré mon plus jeune âge. Je fréquentais l’école depuis beaucoup plus longtemps. Les deux mois et demi de congés passèrent pour moi à une vitesse folle. Entre la garde des moutons, en compagnie de mon grand frère, et les jeux avec mes cousines venues de la ville, j’avais complètement oublié l’école et les devoirs que j’avais à faire. Mes parents, trop occupés à leur travail, et surtout ma mère avec ma petite soeur, omirent de me le rappeler sévèrement.

La veille de la rentrée, lorsque je me décidai enfin à ranger mes livres et cahiers dans mon cartable, je m’aperçus que je ne savais plus ni lire ni écrire. J’avais complètement tout oublié. Je passai une nuit blanche et le pris la résolution de ne plus retourner en classe. Il fallut que mes parents se gendarment et que mon frère, qui avait cinq ans de plus que moi, m’y traîne de force. Je n’en menais pas large, et lorsque l’heure de la lecture arriva, je n’arrivai pas à déchiffrer un seul mot. Par contre, le copain Roger lisait correctement et était arrivé à la fin de son livre. Je crois que de ma vie je n’ai ressenti une telle honte, surtout que le petit sauvage du début de l’année me regardait d’un petit air narquois. La brave Mme Cases comprit vite mon désarroi. Au lieu de me faire des remarques désobligeantes, elle vint me consoler et m’encouragea à retrouver la mémoire. D’ailleurs, cela ne tarda pas: au bout d’une semaine, j’avais retrouvé toutes mes facultés. Mon amour-propre en avait pris un sacré coup, et à partir de ce jour, le copain n’eut jamais le plaisir d’avoir de meilleures notes que moi. Pourtant, il faisait de grands efforts et décrocha sans problèmes son certificat d’études, seulement quelques places derrière moi. Une fois son diplôme en poche, on ne le revit plus à l’école. Il resta dans sa famille, aidant ses parents à divers travaux et surtout à s’occuper du troupeau. Je le rencontrais assez souvent, car nous avions des pâturages attenants. Il était resté d’une extrême timidité et ne se livrait pas facilement. Avec moi, c’était différent, il se sentait en confiance et il semblait heureux de se retrouver en ma compagnie. Parfois, nous passions de longues heures à parler et même à jouer, tout en gardant les moutons.

Plus tard, lorsqu’il eut atteint les dix-huit ans, il se mit à sortir le dimanche ou les jours de foire ou de fête locale. Après de longues hésitations, il venait se joindre à mes copains. L’air toujours un peu gêné, et si, par hasard, nous abordions des jeunes filles, il devenait subitement écarlate, et même, s’écartait du groupe. Ce qui ne manquait pas d’encourager certains de mes camarades à se moquer de lui. Ensuite, il y eut la période de la guerre et du maquis, où il adhéra spontanément à une équipe de parachutistes qui étaient installés près de sa ferme. Toutes les nuits, ces maquisards se rendaient sur le plateau de la Can, pour attendre des armes ou du ravitaillement en provenance de l’Angleterre.

C’était tout un groupe de joyeux lurons venus de quatre coins de la France, et dont le comportement de Roger les étonnaient beaucoup. Aussi, s’étant rendus pour plusieurs jours dans la région d’Alès, je ne sais pour quel motif, ils décidèrent de mettre leur copain au diapason. Un soir, ils l’invitèrent à boire un verre dans un certain établissement. Comme l’on peut s’en douter, l’endroit était un peu particulier. Ils se réjouissaient à l’avance de voir la tête de Roger, lorsqu’il se trouverait en présence de toutes ces charmantes créatures, aux allures plus ou moins provoquantes. On les introduisit dans une salle presque vide, où ils furent invités à s’asseoir autour d’une table pour consommer. Pour l’instant, sauf la patronne, pas de sexe féminin à l’horizon; les dames étaient toutes occupées. Il ne s’était pas passé dix minutes qu’un couple apparut, sortant d’une porte placée derrière le bar. L’homme se retira aussitôt après être passé à la caisse. A ce moment-là, Roger se leva, alla droit rejoindre la jeune femme, et ils disparurent par le même porte d’où était sortie quelques instants plus tôt cette dernière.

Les copains n’en croyaient pas leurs yeux. Ils restaient là, devant leur verre, comme abasourdis. Toute cette joie, cette jubilation même venait de s’éteindre d’un seul coup.

Ils allèrent demander une explication à la tenancière, qui leur dit que c’était le troisième jour que ce garçon venait, et qu’il avait choisi toujours la même personne. Pour lui, les autres clientes ne présentaient aucun intérêt.

Conclusion : Tel est pris qui croyait prendre.



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