XXXV - Le berger le plus agile du monde

 Parlons de ces gamins, qui étaient obligés de quitter leurs frères et soeurs pour qu’il y ait à la maison une bouche de moins à nourrir. Car c’était bien le cas, les patrons ne donnaient aucun salaire, tout juste quelques vieux vêtements ou chaussures (ou plutôt sabots), lorsque ces derniers étaient trop usés.

Dans ma très jeune enfance, avant que mon frère aîné puisse garder le troupeau, c’est-à-dire après le certificat d’études, mon père avait fait appel, lui aussi, à cette jeune main-d’oeuvre. Je me souviens surtout d’un certain Marcel, qui pouvait avoir une douzaine d’années et dont les parents habitaient dans la vallée Borgne, c’est-à-dire au bas de l’autre chaîne de montagnes des Cévennes, à une quinzaine de kilomètres de chez nous. Je pense sincèrement que ce jeune garçon avait tiré le bon numéro, car à la maison, on ne faisait pas de différences entre les gosses. Pour mon père, un enfant en valait un autre. Bien sûr, il fallait qu’il garde les moutons chaque jour. Deux fois par mois, le dimanche, il pouvait se rendre chez sa famille pour voir ses parents. Ce qu’il ne faisait d’ailleurs pas souvent, car il se trouvait mieux chez nous, disait-il. Comme il était taquin de nature, il aimait faire des farces et ce n’était pas du goût de Médor, le chien de berger, qui boudait sa compagnie. Mais qu’à cela ne tienne, il s’en passait facilement. Quand les bêtes s’écartaient un peu trop, il n’hésitait pas à quitter ses sabots et aussi rapidement que l’aurait fait le chien, il ramenait tous les moutons à leur place. Ainsi, il courait du matin au soir sans donner le moindre signe de fatigue. Il arrivait souvent que, le troupeau étant rentré vers les onze heures du matin, ma mère ayant besoin de diverses marchandises pressantes, elle demandait à Marcel s’il voulait bien se rendre au village de Sainte-Croix-Vallée-Française, distant de quatre kilomètres. Il acceptait sur-le-champ et mettait ses souliers, car mes parents l’exigeaient (les sabots étaient uniquement pour le travail). Au bout d’une centaine de mètres, il les retirait et à l’aide des lacets, les plaçait en travers de l’épaule. Alors, il partait pieds nus au triple galop jusqu’à l’entrée du village, remettait ses chaussures et sans tarder faisait les commissions. Au retour, il agissait de même. Moins d’une heure plus tard, il était de nouveau à la maison, avec les souliers aux pieds et nullement essoufflé. C’était à peine croyable: tout ce parcours en si peu de temps, surtout qu’au retour, la côte était très rude. Deux cents mètres d’altitude séparaient le village de notre habitation. Plus tard, j’ai essayé de faire de même parcours à bicyclette et je n’ai jamais pu battre son record. Ce garçon resta chez nous jusqu’à l’âge de quatorze ans. Il se rendit par la suite dans le Midi de la France comme ouvrier agricole.

Je pense qu’à notre époque, ce petit prodige, car il en était vraiment un, aurait pu, avec le moindre des entraînements, devenir un grand champion de courses en tout genre. C’était un être exceptionnel.



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