XXXXV - Le journal à l'envers

     Le véritable illettrisme a de nos jours presque totalement disparu dans notre pays. La scolarité étant devenue obligatoire depuis plus d’un demi-siècle, il est rare de rencontrer des gens n’ayant aucune notion des chiffres et des lettres. Avec l’évolution actuelle, ces personnes là seraient dans l’impossibilité totale de mener une vie normale.

     Il n’en était pas de même au cours de ma jeunesse. Dans nos Cévennes en particulier, il y avait parmi les adultes un fort pourcentage de gens qui n’avaient jamais fréquenté l’école. Soit que les fermes étaient trop isolées, ou simplement pour une raison de rentabilité. Le travail effectué par les enfants dans la propriété, jouait un grand rôle pour la survie de la famille.

     Beaucoup de ces ignorants n’éprouvaient aucun complexe vis à vis de leur état, il n’en était pas de même pour d’autres.

     A cette époque, la commune ne possédait pas un cantonnier municipal, comme c’est le cas de nos jours. Alors pour l’entretien des routes et chemins vicinaux, qui subissaient tous les ans les intempéries de l’hiver, chaque printemps, les hommes valides de seize à soixante dix ans devaient accomplir gratuitement un certain nombre d’heures de travail, suivant l’importance de leur propriété.

     En général, l’on formait de petits groupes d’hommes, se déployant quartiers par quartiers. Ce jour là, nous étions, nous, cinq ou six sur le même chantier, à réparer une route secondaire.

     Vers les neuf heures du matin, après avoir effectué une bonne battue, nous décidâmes de casser la «croûte» (c’est à dire prendre le petit déjeuner).

     Nous étions assis en file indienne le long d’un petit muret, lorsque le facteur vint à passer. Il faisait sa tournée quotidienne, et remis à Louis, le journal «La Terre».

     C’était un journal hebdomadaire, qui traitait principalement des problèmes concernant l’agriculture et que beaucoup de paysans recevaient.

     Louis qui avait terminé de manger, se mit à lire avec beaucoup d’attention son papier, passant d’une page à l’autre.

     Mon voisin qui se trouvait plus près de lui, me donna un petit coup de coude pour attirer mon attention vers ce qu’il apercevait. Louis regardait tout simplement son journal à l’envers.

     Alors voyant que ce dernier avait terminé sa lecture mon voisin lui demanda si les nouvelles étaient bonnes. Louis un peu surpris, lui répondit qu’il n’y avait rien de particulier, tout allait pour le mieux comme à l’habitude.

     Nous nous regardâmes avec un petit sourire et reprîmes le travail. Quant à Louis, il dût attendre le soir à la veillée pour que sa femme, qui avait eut plus de chance que lui, puisse lui lire le contenu du journal La Terre.



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