XXXXVIII - Une si jolie fille

     Après la guerre de 1939, et la fin de l’occupation Allemande, c’est à dire en 1945, je décidais de m’engager dans la Garde Républicaine. J’avais vingt et un ans, et après un stage de trois mois à Paris, et plusieurs mois à Lodève, j’étais envoyé en Autriche pour assumer le maintien de l’ordre ainsi qu’au titre de la coopération.

     Je me trouvais à Innsbourg, ville coquette du Tyrol, mais qui avait beaucoup souffert de la guerre, et où régnait une grande famine.

     Un matin, je me promenais avec un camarade dans l’avenue principale de la ville. (A cette période j’étais affecté à des services de nuit, ce qui me permettait d’avoir du temps libre pendant la journée).

     Donc nous longions la rue lorsque mon regard fût attiré par une charmante personne, qui était entrain de broder dans l’embrasure d’une fenêtre au rez de chaussé. Elle se penchait sur son ouvrage, et, sentant notre présence, elle releva un peu la tête en souriant.

     C’était une adorable jeune fille, d’une beauté rare. Nous lui dîmes bonjour ; elle nous répondit en français. Nous étions surpris de voir qu’elle connaissait notre langue. Elle nous expliqua qu’elle avait appris le français au cours de ses études. Comme nous étions étonnés de la voir travailler à la broderie, elle nous fit comprendre qu’il fallait bien vivre, ainsi que sa famille.

     Elle ne pouvait pas se permettre de flâner comme nous étions entrain de le faire en ce moment.

     A tout hasard, je lui proposais de l’amener le soir à cinq heures, à un Pub où nous nous rendions presque tous les jours pour écouter de la musique, et surtout boire du chocolat ou du thé tout en dégustant des petits gâteaux très ordinaires (Il ne fallait pas être trop difficile à cette époque).

     Cet établissement était réservé uniquement aux militaires gradés. Mais l’on pouvait se faire accompagner d’une «fraülen» (demoiselle).

     Après un temps d’hésitation, notre charmante rencontre accepta, et nous nous donnions rendez-vous à cinq heures, sur le boulevard. Comme nous étions sous le charme de cette jolie fille autant l’un que l’autre, nous décidâmes de nous rendre ensemble au Pub. On verrait bien par la suite, à qui d’entre nous deux irait sa préférence.

     Lorsque nous arrivions sur le boulevard, la belle était déjà là à nous attendre. Elle était immobile et ne nous avait pas vu venir. Alors pour patienter, elle se mit à marcher le long du trottoir.

     Ce fût alors la catastrophe ! Nous restions cloués sur place, comme anéantis. Notre beauté se déplaçait difficilement, atteinte d’un déhanchement très prononcé. Cela faisait peine à voir.

     Alors, comme deux dégonflés, nous fîmes demi-tour, sans qu’elle nous aperçoive. Nous nous rendîmes, comme d’habitude, manger des gâteaux à notre endroit coutumier ; mais ils avaient un petit goût amer ce jour là.

     Par la suite, il m’est arrivé de penser à cette jeune fille, victime, sans nul doute, d’un bombardement, et que nous avions une fois de plus humiliée.



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